Marchés Publics et hausse des coûts : les leviers de négociation des entrepreneurs

On les croyait à l’abri, loin des vicissitudes des marchés privés. Mais non, même dans le cadre de marchés publics où doivent figurer dans les contrats des clauses de révision de prix – liées à des indices régulièrement publiés – les entrepreneurs du BTP ont vu leurs marges fondre tant la hausse des prix des matériaux a été sévère. Des chantiers bouclés à perte, ou tout juste à l’équilibre, ne font plus figure d’exception, fragilisant les trésoreries des plus solides.

La raison ? Des textes obsolètes et surtout plus adaptés au contexte inédit de crise sanitaire aussitôt suivi d’un conflit armé faisant flamber les prix des matériaux et les coûts de l’énergie. Le gouvernement a d’abord fortement incité dans une circulaire datée de mars 2022 les services de l’État et, par ricochet, les collectivités, à ouvrir plus grand la porte des négociations et à faire preuve de clémence en donnant quelques clefs. Jugées insuffisantes, ces mesures ont été remplacées par un avis du Conseil d’État du 15 septembre dernier encore plus favorable aux négociations, avis aussitôt suivi d’une nouvelle circulaire gouvernementale et d’une fiche technique.

Trois textes clés qui ont fait l’objet d’une matinée d’information organisée à la fédération BTP Rhône et Métropole, animée par Maître Valérie Revol, avocate spécialiste en droit public mention spécifique droit de la construction.

L’occasion pour nous de revenir sur ce sujet brûlant de la révision des prix qui concerne chaque entrepreneur du BTP.

Me Valérie Revol : « L’intangibilité du prix est devenue un peu moins intangible… »

Pourquoi ces trois textes de septembre sont-ils essentiels pour les entreprises qui traitent des marchés publics ?

Ces textes offrent de nouvelles marges de manœuvre. Il est très important pour comprendre de se rappeler ce qui se faisait avant. Avant, les marchés n’avaient pas systématiquement de clauses d’actualisation et de révision, et lorsqu’elles existaient, elles reposaient sur des indices et ne menaient pas loin. En dehors d’une clause de réexamen adéquate, impossible d’obtenir une modification sèche de son prix car la règle était l’intangibilité du prix. Quant à la théorie de l’imprévision, elle était très peu pratiquée au vu de sa complexité : elle s’appréhendait sur toute la durée du contrat, et le surcoût devait excéder 1/15e (entre 6 et 7%) du montant global initial du contrat.

Difficile de négocier dans ce contexte juridique…

Ce qui a généré de la frustration chez certains entrepreneurs, on le comprend, mais les maîtres d’ouvrage publics étaient en effet liés par le droit qui leur permettait peu de choses. Et s’ils refusaient de revenir sur les prix leur discours était cohérent et surtout juridiquement juste.

Alors qu’est-ce qui a changé avec cet avis du Conseil d’État en septembre dernier ?

Nous avons deux leviers. L’intangibilité du prix est devenue un peu moins intangible… Aujourd’hui procéder à une modification sèche du prix est devenu possible, sous certaines conditions. Il ne s’agit pas d’indemnisation. C’est bien du prix qu’il s’agit. C’est une grosse évolution.

Deuxième point, la théorie de l’imprévision est plus simple à mettre en œuvre. Elle donne droit à une indemnité lorsque l’entreprise démontre qu’une augmentation des prix extérieure aux parties, imprévisible dans sa survenance ou son ampleur, est venue bouleverser temporairement l’économie de son contrat. L’imprévision est temporaire. Il s’agit de demander un coup de pouce au donneur d’ordre public pour faire face à des difficultés momentanées afin de permettre de passer le mauvais pas et continuer d’exécuter. Aujourd’hui, l’imprévision est détachée du contrat : on peut l’invoquer au titre d’une période et non sur la totalité de la longueur d’un contrat, mais aussi après le décompte général et définitif. On peut la faire jouer, le cas échéant, en complément d’une révision ou d’une modification du prix estimée insuffisante.

Ces trois textes qui reprennent ces deux leviers nouveaux ne sont-ils pas « impropres à la consommation » tant ils sont illisibles pour des entrepreneurs qui ne sont pas tous des diplômés de droit public ?

Il existe de nouveaux outils, c’est ce que je suis venue dire lors de cette réunion. Une fois informé, l’entrepreneur peut ensuite se faire accompagner, soit des services de la fédération, soit d’un juriste ou avocat. L’essentiel est d’être informé. J’ai fait une série de recommandations aux entrepreneurs présents, dont celle-ci : la modification du prix est une « faculté » pour le maître d’ouvrage, il peut ne pas donner suite. En revanche, l’imprévision est un droit, et cela peut se terminer devant le juge administratif. Je rappelle que le client et l’entreprise sont avant tout partenaires et ont des intérêts partagés. La négociation doit donc se faire dès que possible, il ne faut pas attendre que le torchon brûle entre les parties.

Benjamin Cerniaud : « Un nouveau levier de réclamation sur les chantiers en cours »

Benjamin Cerniaud est le Directeur général de l’entreprise Christin (Saint-Genis Laval), spécialisée dans le chauffage, la ventilation, et la plomberie. Christin a deux activités principales : la réhabilitation de logements en sites occupés, et puis l’hospitalier, le tertiaire, les bâtiments de bureaux, les écoles… 90% en appels d’offre.

Quelles sont les difficultés que vous rencontrez sur les marchés publics ?

Aujourd’hui la situation est compliquée car si la plupart de nos marchés publics sont révisables, la révision de prix obtenue en fonction des indices ne suffit pas à compenser les hausses que nous pouvons subir sur l’ensemble des produits. Avant, les révisions nous permettaient d’absorber les hausses annuelles des fabricants comprises généralement entre 3 à 4% ; aujourd’hui nous sommes sur des hausses de coûts matériaux-main d’œuvre-énergie qui vont bien au-delà de ce à quoi les indices de révision peuvent permettre de prétendre. Les indices ne prennent pas en compte les hausses des salaires ni de l’énergie. Ils ne sont pas en adéquation avec la réalité.

Résultat, vous pouvez travailler à perte ?

Heureusement pour nous, nous ne travaillons pas encore à perte, en revanche nous avons aujourd’hui des chantiers qui nous laissent juste la possibilité de couvrir nos frais généraux. Avec l’aide de la fédération, nous avons adressé un courrier à tous nos maîtres d’ouvrage et ouvert des négociations. Certains d’entre eux ont été réactifs, nous avons eu par exemple satisfaction sur un chantier signé en 2019 toujours pas démarré, en actualisant le marché de près de 10% du montant global. D’autres nous ont juste adressé une fin de non-recevoir.

Qu’avez-vous retenu de la réunion ?

J’ai obtenu nombre de précisions sur les évolutions intervenues depuis septembre dernier : les maîtres d’ouvrage ne peuvent nous opposer le fait que nos marchés sont révisables et actualisables comme fin de non-recevoir. L’imprévision a été précisée et simplifiée, ce qui nous donne un nouveau levier de réclamation sur les chantiers en cours mais aussi sur les chantiers terminés. Cela ouvre des perspectives de discussions avec ceux qui, jusqu’à présent, nous fermaient la porte. Le seul levier que nous utilisions était le « mémoire en réclamation » pour décalage de planning – il n’y a pas un chantier qui se termine à l’heure – nous en avons plusieurs en cours.

Marc Pageaud : « Un éclairage sur notre position face aux donneurs d’ordre »

Marc Pageaud est le Directeur général de Deluermoz (groupe Maia). Une entreprise de Travaux Publics – travaux souterrains, déconstruction, assainissement – et de Bâtiment spécialisée dans le patrimoine et les monuments historiques. 80% de marchés publics…

Pourquoi avoir participé à cette réunion sur les marchés publics ?

Compte tenu de tous les événements qui se sont produits, dont surtout la guerre, bien sûr, nous avons vu paraître un nombre important de circulaires, de documents, issus du gouvernement. J’avais besoin d’un éclairage pour savoir qu’elle pouvait être notre position face aux donneurs d’ordre. Ce qu’on pouvait faire, comment modifier les clauses d’un marché en cours. Maître Revol nous a proposé une boite à outils, des recommandations, qui vont nous permettre d’avancer.

Comment se comportaient les donneurs d’ordre publics avec vous jusqu’à maintenant ? C’est très variable d’une situation à l’autre. Nous avons pu certaines fois renégocier les prix à partir de la fameuse circulaire du 30 mars 2022. Je pense à un marché où nous avons pu obtenir un avenant et introduire une clause de révision de prix. Cela nous a permis de récupérer une partie des pertes liées à l’augmentation des coûts et de revenir pratiquement à l’équilibre. Nous avons aussi connu, comme beaucoup, des pertes sèches sur des marchés où le client n’a pas souhaité renégocier. La formation nous a permis de bien comprendre que le droit argumentait leur refus. Globalement, malgré tous ces textes, je trouve qu’il y a eu finalement une certaine souplesse… pas sur les prix mais sur les pénalités, sur les délais, car nous avons subi aussi des retards de livraison, des désorganisations.

Vos marges ont donc souffert. Comment se porte l’entreprise dans ce contexte ?

Une ou deux opérations ont perdu de l’argent, je l’ai dit. Mais aujourd’hui nous avons réussi à amortir globalement les coûts, même si l’inflation nous a conduits à réévaluer tous les salaires, ce qui est très difficile à répercuter sur nos marchés en cours. Notre crainte pour l’avenir devant cet assouplissement de la possibilité de réviser véritablement les prix, serait que de nouvelles clauses apparaissent dans les contrats, clauses qui annulent ou interdisent tout levier de négociation. Notre espoir reste que finalement les maîtres d’ouvrages ont besoin – autant que nous – que le chantier se termine dans de bonnes conditions.

A lire dans le Journal du BTP du 16/2/2023.