Deux, trois, quatre générations et parfois plus encore. Le monde du BTP regorge d’histoires familiales où le mot transmission est écrit en lettres capitales. Transmission de valeurs, de savoir-faire, de l’art de construire tout simplement, synonyme de don de soi, de sens, et de fierté. L’exemple, l’exemplarité des parents artisans ou patrons de TPE, PME voire ETI, est le levier d’engagements qui méritent que l’on s’y attarde. Car si les enfants suivent la voie de leurs parents, ce n’est pas par devoir ou facilité, ou pas seulement, c’est parce que le métier les a séduits. A la fédération BTP Rhône et Métropole, les sagas familiales de certains adhérents sont connues, d’autre moins. Nous avons donc décidé de vous présenter sous forme de série quelques-unes d’entre elles. Sans jamais perdre de vue l’émotion pour un père ou une mère de voir son ou ses enfants s’impliquer dans l’entreprise pour – un jour – prendre la suite.
L’arbre généalogique est formel : aussi loin que l’on puisse remonter – au moins 1727 – les Legros ont toujours été maçons, des maîtres maçons de père en fils. Dans la Creuse d’abord, avant de s’installer à Paris pour certains d’entre eux, et un peu plus tard à la Croix-Rousse pour les autres. Les dernières générations ne sont pas concernées bien sûr puisque le virage sur les Travaux Publics a été pris dans les années 60.
Quand Antonin Legros crée en 1887 son entreprise de maçonnerie-plâtrerie-peinture au 10 rue d’Ivry, Lyon-Croix-Rousse, on peut donc dire sans se tromper qu’il « est né dedans », dans le métier, comme son père, son grand-père et d’autres avant. Cinq générations plus tard, son entreprise perdure, elle n’est plus située à Lyon mais à Rillieux, elle se nomme toujours Legros, comme lui, même si c’est une Viguier qui la dirige.
Après Antonin, qui n’a qu’une fille, place à son gendre Jean-Victor Legros, qui porte le même nom par le miracle des unions de l’époque entre cousins. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, Jean-Victor développe énormément l’entreprise, la légende familiale indique qu’il aurait eu jusqu’à 150 salariés.
Cessation d’activité pendant la guerre, reprise sous une forme plus artisanale ensuite, avec cinq ou six compagnons, du classique. Son fils Alix-Victor le rejoint, c’est lui qui reprendra les rênes en 1958, un an après le décès de son père.
« Mon père Alix-Victor, a été maçon par la volonté de son père, il préférait travailler le bois et aurait sans doute voulu être menuisier », se souvient Sylvie Legros, qui a accepté de fouiller pour nous les archives familiales.
C’est lui cependant qui va prendre la décision majeure de transformer son entreprise de Bâtiment en entreprise de Travaux Publics, bien conseillé par la réussite de son oncle Émile Legros qui dirige à l’époque une grosse entreprise de TP à Sathonay-Camp. Un virage. Une vision. Une réussite.
Les femmes prennent le pouvoir
En 1985, à 62 ans, Alix-Victor décède et c’est Jeanne, son épouse, qui se glisse dans le costume de dirigeant, comme l’avait fait sa maman au décès de son père. Mais à la différence de sa belle-mère, elle ne fera pas qu’un intérim puisqu’elle va gouverner Legros TP presque dix ans, assistée de son gendre Jacques Viguier, époux – à l’époque – de Sylvie citée plus haut. Le duo, la doublette plutôt, fonctionne tant bien que mal jusqu’au moment où Jeanne appelle sa fille Sylvie, ingénieur, fonctionnaire à la Courly, à la rescousse.
« J’ai dit oui alors que j’avais juré le contraire des années auparavant. En 1994, je prends la direction. Et j’ai travaillé plus de vingt ans avec Jacques Viguier qui n’était plus mon mari ».
C’est le moment de s’arrêter sur l’autre virage marquant de cette incroyable saga : après une longue liste de Legros maîtres-maçons, des hommes dans un monde d’hommes – les TP c’était physique et viril, voire brutal sur le terrain et en dehors à l’époque d’Alix – soudain, comme une éclaircie, l’entreprise voit arriver des femmes à sa tête… Jeanne, et avant elle sa belle-mère pour peu de temps certes, et maintenant Sylvie, fille unique, qui elle-même aura deux filles dont Oriane, l’actuelle présidente.
Sylvie : « J’ai appris à diriger Legros TP sur le tas, avec quelques formations, Jacques bon technicien et bon commercial était lui sur les chantiers. C’est lourd de diriger une entreprise fondée par ses ancêtres, il n’était pas question que ce soit moi qui la ferme. Quand je suis arrivée il y avait dix-sept compagnons, le matériel était dépassé, Il a fallu moderniser, investir. J’ai mis en place une politique d’entreprise, j’ai inscrit dans le marbre que le matériel ne devrait pas dépasser les cinq ans d’âge, et puis j’ai fait en sorte que Legros TP acquière les normes Iso, 9001, 14001, 17001 etc… Qualité-sécurité-environnement ».
Sylvie ne cache pas les difficultés inhérentes à un monde des TP encore très masculin – voire macho – dans les années 80. Mais elle montre qu’il n’est pas nécessaire de descendre dans les tranchées pour bien gouverner, organiser, donner un cap.
Elle donne d’ailleurs une impulsion nouvelle à l’entreprise en optant pour le déménagement des bureaux et de l’entrepôt à Rillieux dans une zone industrielle en développement.
Le nouveau siège est une réussite, sur le plan architectural et opérationnel. Il va donner un nouvel élan à la société, une image de modernité et d’efficience qui facilitera la suite.
Un socle plus large et plus solide
La suite, c’est Oriane, fille de Sylvie et Jacques Viguier qui l’écrit depuis 2017. Études de Génie civil, école d’ingénieur à Saint-Etienne, licence professionnelle en TP en alternance chez Legros TP, et puis école des jeunes dirigeants du bâtiment (ESJDB), Oriane Viguier n’a jamais souhaité faire autre chose que le métier familial.
« Oriane est très douée, c’est une très bonne organisatrice, elle est très indépendante et faite pour diriger, et en plus elle sait bien s’entourer », juge sa maman qui lui passe la main après vingt-deux années de présidence.
Sylvie laisse donc Legros TP à sa fille, l’histoire se répète, « du jour au lendemain, il faut couper les ponts, même si c’est dur. Avec ma mère j’avais fait pareil, sinon on ne s’en sort pas ». Direction une semi-retraite puisqu’elle est encore juge au Tribunal de Commerce.
La suite est mieux connue. La société passe de 35 à 50 personnes, le chiffre d’affaires de 3,5 à plus de sept millions d’euros, l’éventail de clientèle est élargi « afin de combattre l’activité en dents de scie des Travaux Publics inhérente aux mandats électifs, nous démultiplions les marchés à bons de commande… Mes parents « jouaient leur vie » tous les quatre ans à chaque élection », rappelle Oriane Viguier, « nous avons donc essayé de mettre en œuvre un socle plus large et plus solide ».
Avec son bras droit Sylvain Laval et son patron de la filiale caladoise Alban Durand, Legros TP doit gérer aujourd’hui un afflux de commandes publiques venues de la Métropole et de la ville, une bénédiction mais aussi un casse-tête tant le « lissage » des commandes manque au monde du TP.
Oriane Viguier, chaque adhérent de la fédération BTP Rhône la connaît. Investie, meneuse, on allait écrire « entraîneuse » mais le mot pourrait être mal compris, elle est aujourd’hui vice-présidente auprès de Norbert Fontanel et mandataire recherchée. Mais c’est une autre histoire.
La saga Legros est en marche. Elle se mue en saga Viguier. Mais l’essentiel demeure. La « boîte » Legros TP est toujours bien là. Depuis cinq générations.
A lire dans l’édition du Journal du BTP du 15 février 2024