Sagas familiales #4 : Marc Poisson « Les entreprises familiales sont celles qui résistent le mieux aux crises »

Sagas familiales #4 : Marc Poisson « Les entreprises familiales sont celles qui résistent le mieux aux crises »

Deux, trois, quatre générations et parfois plus encore. Le monde du BTP regorge d’histoires familiales où le mot transmission est écrit en lettres capitales. Transmission de valeurs, de savoir-faire, de l’art de construire tout simplement, synonyme de don de soi, de sens, et de fierté. L’exemple, l’exemplarité des parents artisans ou patrons de TPE, PME voire ETI, est le levier d’engagements qui méritent que l’on s’y attarde. Car si les enfants suivent la voie de leurs parents, ce n’est pas par devoir ou facilité, ou pas seulement, c’est parce que le métier les a séduits.

A la fédération BTP Rhône et Métropole, les sagas familiales de certains adhérents sont connues, d’autre moins. Nous avons donc décidé de vous présenter sous forme de série quelques-unes d’entre elles. Sans jamais perdre de vue l’émotion pour un père ou une mère de voir son ou ses enfants s’impliquer dans l’entreprise pour – un jour – prendre la suite.

Ils sont là tous les deux, présents autour de la même table, et c’est une première pour nous dans notre histoire des sagas familiales de la fédération BTP Rhône. Marc nous reçoit dans son bureau, et Edouard vient nous rejoindre. Marc Poisson, le père donc, nouveau grand patron de l’URSSAF Caisse nationale – près de six cents milliards de collectes – est le dirigeant de Rolando et Poisson, une entreprise spécialisée dans la rénovation extérieure et intérieure de bâtiments, dont le siège est à Saint-Fons depuis 1858, plus de cent-soixante-cinq ans.

Edouard, le fils, prend doucement la main à ses côtés. En silence mais avec ses différences. Sans bruit et sans fracas, comme il sied dans cette maison qui cultive la discrétion, dont nul logo ne vient par exemple orner les flancs des voitures ou fourgons de service. Mais Edouard est bien là, investi lui aussi par et pour le métier, avec sa présidence du réputé groupe Jeunes dirigeants de la fédération.

L’entreprise est au cœur de leurs vies, de leur relation père-fils, et elle s’invite dans le cercle privé, c’est ainsi depuis des générations. Et s’il y a bien autour de la table deux caractères bien trempés, il y a aussi de la fierté, beaucoup de fierté d’être assis côte-à côte, cela se sent, avec toujours l’entreprise comme horizon commun.

En 1858, c’est un Rolando, Vincent, plâtrier-peintre de son état, qui crée l’entreprise à Saint-Fons. C’est l’arrière-arrière-grand-oncle de Marc. « Il repeignait les pièces qui sortaient d’usine, Saint-Fons était une ville industrielle » évoque Marc.

Son fils François Rolando poursuit l’activité de la société de plâtrerie-peinture et élargit ses compétences. L’entreprise est en pleine expansion. Elle réalise alors des ouvrages métalliques pour le réseau de chemin de fer P.L.M et fabrique le rouge Rolando, une peinture spécifique à la sécurité ferroviaire. Et c’est au tour de Gabriel, son fils, de prendre les rênes, en 1929, juste avant les années trente.

« Gabriel s’associe avec son beau-frère, le frère de sa femme, Roger Poisson, ingénieur chez Saint-Gobain, le haut du panier à l’époque », raconte toujours Marc. « Mais Roger Poisson était un peu triste, il trouvait que l’entreprise était sous-taillée, il était minoritaire, et parfois contrecarré par la branche italienne des Rolando. Mon grand-père et mon grand-oncle se dirigeaient tout droit vers un conflit. Et ils avaient chacun un fils. Pour Gabriel, c’était Didier, dit « Dado ». Pour Roger, c’était François, mon père ».

Les façades et les cloisons de plâtre

La vie va se charger d’épargner un conflit familial dans l’entreprise. Dado meurt subitement à la suite d’un violent coup de raquette de tennis. Il décède dans la nuit des suites de sa blessure. Un drame pour la famille mais finalement pas tant pour la bonne conduite de l’entreprise. La branche Rolando s’éteint. Sur le logo de l’entreprise, le « R » de Rolando et Poisson restera peint en foncé, et le « P » en clair.

« Cela a évité des bagarres, une entreprise bicéphale dispose dans ses gènes de problèmes qui arriveront immanquablement », résume sobrement Marc Poisson.

C’est ainsi que François Poisson, père de Marc et grand-père d’Edouard, ingénieur de l’École Spéciale des Travaux Publics, se retrouve propulsé en première ligne.

« C’est l’homme le plus important de l’histoire de notre maison » juge aujourd’hui Marc. C’est lui qui a l’idée d’ajouter les travaux de façade à l’activité de l’entreprise. Dans les 70-80, il crée ainsi la SORIEV, société rhodanienne d’isolation et d’étanchéité verticale. « Nous avons été les premiers à amener l’isolation thermique par l’extérieur ». Et cela dure depuis cinquante ans. « Il a aussi amené la comptabilité analytique, par chantier, la rigueur dans la gestion, a employé des consultants extérieurs, créé un groupement d’achat, etc… ».

Autre virage essentiel du groupe RP, pris avant le décès de Dado : la pose de cloisons de plâtre. « A l’époque les murs étaient montés à l’ancienne, sur des carreaux de brique, on lissait le plâtre. C’était un vrai racket, les plâtriers se vendaient au plus offrant. Grand-père était à Paris sur un chantier, c’était dans les années 65, il tombe sur des plaques de placo avec des rails, l’invention d’un électricien. Il a vite racheté le stock de l’inventeur et a créé l’entreprise ERCP pour « Entreprise rhônalpine de Cloisons Préfabriquées ». Il a en quelque sorte réinventé le métier, d’autant qu’il a développé toute la partie acoustique ».

Depuis 1992, Marc Poisson, expert-comptable de formation, est aux manettes. Un bail. Avec lui les activités de SORIEV et ERCP ont intégré Rolando et Poisson (SORIEV a été vendue depuis à deux anciens collaborateurs et ERCP se consacre aujourd’hui aux grands travaux à forte technicité), avec lui l’entreprise s’est structurée avec des directeurs de production, et a étendu son offre de prestations sur-mesure pour les collectivités publiques et maîtres d’ouvrages privés (copropriétés).

Une logique de pérennisation

Il y a aujourd’hui trois branches d’activité et six métiers, de la plâtrerie et la peinture à l’isolation thermique par l’extérieur en passant par les revêtements de sols et les plafonds suspendus. Une centaine de salariés et jusqu’à trois cents personnes avec les artisans et les intérimaires. Les donneurs d’ordre ? 60% de privé, 40% de marchés publics. Pas de particuliers. Et enfin RP s’exprime au-delà de la région Aura, dans le Sud et l’Ouest du pays.

« Tout ce qui est fait aujourd’hui est voué à disparaître dans le temps », philosophe pourtant Marc Poisson, qui, comme l’a fait son père, laissera les coudées franches à sa succession. Avant de confier, comme pour atténuer la phrase précédente : « Dans une entreprise familiale, il y a cette volonté que les choses durent et perdurent. On est prêt à lisser les épreuves du temps ». Paradoxe ? Pas si sûr, avec les années de crise annoncées qui risquent de mettre à mal des années d’effort. « Les entreprises familiales sont celles qui résistent le mieux aux crises, nous sommes capables de nous passer de dividendes pendant plusieurs années afin de protéger l’outil, nous sommes capables de garder des collaborateurs à contre-courant de l’activité, quitte à ne pas faire de bénéfices ».

Edouard mesure le défi, la responsabilité, qu’il y a et qu’il aura à assumer : « l’entreprise a une histoire, une réputation, je dois montrer que depuis 1858 on ne s’est pas trompés de dirigeants, avec une volonté de faire mieux, d’aller plus loin ». Pour l’instant, le futur patron se place dans une « logique de pérennisation. Le contexte économique ne permet d’ailleurs pas d’anticiper de grosses croissances. Il faut d’abord avoir le personnel pour travailler. Or notre souci premier, c’est bien le recrutement ».

Et ensuite ? Ensuite on verra. Car une transmission c’est avant tout un partage de valeurs. Et là, Edouard est bien outillé.

A lire dans l’édition du Journal du BTP du 11 janvier 2024