Sagas familiales : 14 – Chez les Le Ny on ne tire pas la couverture à soi…

Deux, trois, quatre générations et parfois plus encore. Le monde du BTP regorge d’histoires familiales où le mot transmission est écrit en lettres capitales. Transmission de valeurs, de savoir-faire, de l’art de construire tout simplement, synonyme de don de soi, de sens, et de fierté. L’exemple, l’exemplarité des parents artisans ou patrons de TPE, PME voire ETI, est le levier d’engagements qui méritent que l’on s’y attarde. Car si les enfants suivent la voie de leurs parents, ce n’est pas par devoir ou facilité, ou pas seulement, c’est parce que le métier les a séduits. A la fédération BTP Rhône, les sagas familiales de certains adhérents sont connues, d’autre moins. Nous avons donc décidé de vous présenter sous forme de série quelques-unes d’entre elles. Sans jamais perdre de vue l’émotion pour un père ou une mère de voir son ou ses enfants s’impliquer dans l’entreprise pour – un jour – prendre la suite.

Alain Le Ny : « Je pense que mes enfants ont ressenti l’amour de mon métier »

1962. A peine rentré de ses 28 mois de service militaire – dont une partie en Algérie, Alain Le Ny est appelé en renfort par son père Pierre qui dirige une quinzaine de couvreurs sur les 150 mètres de toits en réfection de la gare des Brotteaux.
A 23 ans, Alain n’est pas un novice. « Je suis né sur un clocher » plaisante t-il, en référence aux jeudis après-midi où il rejoignait Pierre sur les chantiers. Après les CAP de Couvreur Zingueur et de Plombier Sanitaire obtenus en apprentissage à Mâcon, il est diplômé de l’École de Couverture d’Angers et a même entamé un tour de France de compagnon du Devoir. Reims, Strasbourg… mais l’uniforme de bidasse remplace sa tenue de travail. « Je resterai donc un aspirant », sourit Alain qui ne sera jamais compagnon comme son père, mais appliquera à vie les valeurs essentielles du compagnonnage. Et celles de MOF, puisqu’en 1979, il obtient son bâton de maréchal…

Mais n’allons pas trop vite. Le chantier de la gare des Brotteaux incite Alain à créer en janvier 1963 son entreprise à Lyon. « Mon père s’est organisé, il m’a trouvé le petit local, et après ce fut « débrouille toi », c’est comme ça dans la famille ».
Alain va se « débrouiller », oui, mais avec l’aide du nom « Le Ny », déjà signature de la couverture sur le secteur, notamment à Lyon auprès des régies et de la SNCF. Mais aussi dans les deux Savoies où son père, pourtant installé dans le Beaujolais, a refait de nombreux clochers d’églises. « Il en a réalisé une soixantaine dans la région. Il avait le savoir-faire pour échafauder, c’était sa valeur ajoutée ».

Et puis les deux frères d’Alain sont eux aussi couvreurs. Yves à Mâcon, et Jean-Pierre, à Saint-Lager, mais pas chez son père. Même sa sœur a épousé un couvreur qui était pourtant vigneron de formation. On imagine que les repas de famille avaient souvent la taille de l’ardoise et le pliage du zinc en fond sonore…

Bref, Alain se lance, avec une ou deux régies comme clients, et la SNCF qui lui donne des petits travaux d’entretien dans les gares jusqu’à cent kilomètres à la ronde. « Avec Dudu, mon premier salarié, on chargeait la Juva 4 et c’était parti… »

« Je n’ai pas fini, on ne me laisse jamais parler ! »
En 1967, l’entreprise Alain Le Ny déménage à Dardilly. Avec le bouche à oreille, l’activité a évolué. « Nous avons fait beaucoup de belles villas de la région. J’ai réalisé des toitures extraordinaires dans les Monts d’Or, en ardoises ou en petites tuiles plates de Bourgogne. Je me souviens d’une toiture de plus de 700 m2 sur une villa… ».
Alain répondait aussi à des appels d’offre, dont certains l’ont emmené comme son père dans les Savoies, sur de très beaux chantiers comme la patinoire de Morzine, l’église de la Moussière (Saint-Jean d’Aulps), ou sur des clochers en cuivre ouvragés, mais également à Monaco où il a réalisé toutes les toitures en cuivre pendant dix-huit ans, et sur toute la Côte d’Azur jusqu’à Marseille.
Autre réalisation exceptionnelle : les bardages et toitures du Carré d’Art à Nîmes sous les ordres de Norman Foster, Architecte de renommée mondiale.

Mais autour de la table d’interview les enfants et petit-enfant s’impatientent… Alain est intarissable, il aime raconter. Comme la crise de la sardine à Concarneau et ailleurs qui a fait fuir son père de la Bretagne… Chez les Le Ny on n’hésite pas à chambrer le patriarche, 85 ans. « Je n’ai pas fini, on ne me laisse jamais parler ! » se plaint le pauvre qui enchaîne comme si de rien : « Je vous parlais des Brotteaux, c’est nous qui avons refait la toiture plus de cinquante ans plus tard ! »

« Et c’est nous qui entretenons les toitures des villas des Monts d’Or que tu as faites », l’interrompt Arnaud.
Arnaud, 55 ans aujourd’hui, est le premier de ses fils à avoir rejoint l’entreprise en 1984 comme apprenti. Il fait ses classes sur les chantiers, adore la technique, mais voilà, le destin s’en mêle, il tombe du toit d’un camion le jour de ses vingt ans. Trois semaines de coma. Ce sera donc les livraisons des chantiers, la logistique, et puis les travaux de bureau, devis, études, suivi des chantiers. Arnaud devait passer un BP. Il s’accomplira finalement dans l’encadrement, il dirige le secteur petits travaux d’Alain Le Ny SAS, sur Lyon et sa métropole, des travaux d’entretien pour les particuliers et les régies.

Jean-Christophe, 58 ans, est arrivé deux ans après son petit frère, en 1986. Formé aux métiers de l’hôtellerie, il a cédé à l’atavisme familial. « Mon frère Arnaud était destiné à reprendre l’entreprise, je lui ai demandé son accord. J’ai appris le métier pendant six ans sur les chantiers, j’ai intégré les bureaux en 1992, après une formation « Études et économie de la construction », j’ai fait des devis… géré les finances et puis je suis devenu dirigeant. Il fallait bien un mandataire social. La répartition des rôles a vraiment été fluide ».

« Nous avons eu beaucoup de chance, nos parents nous ont vite laissés faire. L’informatisation de l’entreprise, les achats de véhicules, la passation s’est faite doucement sur une vingtaine d’années. Sans anicroches », explique Jean-Christophe. « Avec mon frère nous avons amené de la modernisation, la structuration de l’entreprise qui avait grandi, créé l’atelier de pliage… Nous avons deux types de clientèle : les particuliers et syndics d’un côté, et les marchés d’appels d’offre de l’autre, nous nous sommes réparti le travail ».

« Je pense que mes enfants ont ressenti mon amour du métier », résume Alain.

Transmission du savoir, respect des différences
Aujourd’hui Alain Le Ny SAS, c’est 90 salariés. Dont Antoine Bonnet, 31 ans, fils de la sœur de Jean-Christophe et Arnaud, entré en 2010, passionné lui aussi. L’entreprise a une réputation qui n’est plus à faire – elle participe d’ailleurs au chantier de Notre Dame de Paris – et ne manque pas de travail.

« Nos valeurs sont connues. Ce sont la transmission du savoir, le respect des anciens, et surtout le respect de la différence. Chez nous, les gens viennent de tous les horizons, le « vivre ensemble » est notre richesse ». Chez les Le Ny, on accueille des jeunes en alternance depuis toujours, 20% de l’effectif. « Nous faisons partie de ces entreprises capables de dépenser du temps pour former la prochaine génération. Nos chefs d’équipe doivent former les jeunes. C’est notre ADN ».

Ce sont ainsi trois cadres présents depuis vingt-cinq ans dans l’entreprise qui vont racheter les parts des deux frères Le Ny. La transmission est en cours, elle est prévue pour 2025. Arnaud quittera le navire, Jean-Christophe restera jusqu’en 2028, et Antoine fera partie du nouvel aéropage.

Adil El Mansouri, arrivé dans l’entreprise comme apprenti, Matthieu Millet et Cyril Teoli, vont donc succéder aux Le Ny. Une révolution ? Sans doute pas. « Ce sont des gens qui vont perpétuer nos valeurs, nous avons fait le choix de leur transmettre pour cette raison-là ». Ils vont aussi garder le nom de la société, une évidence, Alain Le NY SAS est une signature, un passeport, une assurance.
Pour toutes les raisons évoquées plus haut.

À lire dans l’édition du 2 octobre du Journal du BTP